II
LA CORDE AU COU

Ils arrivèrent le lendemain matin. J’entendis leurs pas faire grincer les marches de l’escalier. Quand j’allai ouvrir la porte, le capitaine y était déjà, en manches de chemise, très grave. Je remarquai que durant la nuit il avait nettoyé ses pistolets et que l’un d’eux, amorcé, était posé sur la table, près de la poutre où, pendu à un clou, se trouvait son ceinturon avec son épée et sa dague.

— Va te promener, Inigo.

J’obéis. En sortant, je croisai Don Francisco de Quevedo qui montait les dernières marches, suivi de trois gentilshommes qu’il faisait semblant de ne pas connaître. Je notai qu’ils n’avaient pas pris la porte de la rue de l’Arquebuse, mais plutôt celle par laquelle notre cour communiquait avec la taverne de Caridad la Lebrijana et qui donnait sur la rue de Tolède, plus fréquentée et donc plus discrète. Don Francisco me donna une tape amicale avant d’entrer et je m’en fus par la galerie, non sans jeter un coup d’œil aux trois hommes qui l’accompagnaient. Le premier était un homme d’âge mûr aux cheveux presque blancs. Les deux autres étaient jeunes, l’un sans doute âgé de dix-huit ans, l’autre dans la vingtaine, tous deux bien tournés. Ils semblaient être frères, ou parents. Tous trois étaient vêtus d’habits de voyage et paraissaient venir de loin. Je vous jure que j’ai toujours été bien élevé et discret. Je ne suis pas fouineur, et je ne l’étais pas davantage à l’époque. Mais quand on a treize ans, le monde est un spectacle fascinant dont un jeune garçon ne veut pas perdre une miette. À cela il faut ajouter cette conversation entre Don Francisco et le capitaine Alatriste que j’avais saisie au vol la veille. Toujours est-il que, pour tout vous dire, je fis le tour de la galerie, me hissai jusqu’au toit avec l’agilité de mon extrême jeunesse et, après m’être laissé glisser jusqu’à la fenêtre, je rentrai chez nous en prenant grand soin de ne point faire de bruit, puis me cachai dans ma chambre, collé au fond d’un placard, près d’une certaine fente qui me permettait de voir et d’entendre ce qui se passait de l’autre côté. Sans faire de bruit et bien décidé à ne perdre aucun détail de cette histoire dans laquelle, selon ce qu’avait dit Don Francisco, Diego Alatriste et lui jouaient leur tête. Ce que j’ignorais, pardieu, c’était à quel point j’étais près de perdre la mienne.

— Attaquer un couvent, résumait le capitaine, c’est la peine capitale.

Don Francisco acquiesça en silence. Après avoir fait les présentations, il s’était tenu à l’écart, laissant les visiteurs parler. L’homme d’âge mûr avait mené la conversation. Il était assis à côté de la table sur laquelle se trouvaient son chapeau, un pichet de vin auquel personne n’avait touché et le pistolet du capitaine. L’homme reprenait la parole :

— Le danger est certain. Mais il n’y a pas d’autre moyen de sauver ma fille.

Il avait tenu à se nommer lorsque Don Francisco l’avait présenté, même si Diego Alatriste lui avait bien dit que ce n’était pas nécessaire. Il s’appelait Don Vicente de la Cruz. C’était un vieux gentilhomme de Valence, de passage à Madrid, maigre, les cheveux et la barbe presque complètement blancs. Il devait avoir plus de soixante ans, mais il était encore vert et marchait comme un jeune homme. Ses fils lui ressemblaient beaucoup. L’aîné, Don Jerónimo, frisait les vingt-cinq ans. Don Luis était le plus jeune. Malgré tout son aplomb, il n’avait pas plus de dix-huit ans. Les trois étaient habillés simplement de vêtements de voyage et de chasse : costume noir pour le père, pourpoints de drap bleu et vert foncé pour les fils, avec des baudriers et des ornements à la mode d’autrefois. Tous portaient l’épée et la dague au ceinturon. Leurs cheveux très courts et le même regard franc accentuaient leur air de famille.

— Qui sont les prêtres ? demanda Alatriste.

Il était debout, adossé contre le mur, les pouces dans la ceinture, s’interrogeant encore sur ce qu’il venait d’entendre. En réalité, il regardait plus Don Francisco que les visiteurs, comme pour lui demander dans quel enfer il venait de l’envoyer. De son côté, appuyé contre la fenêtre, le poète observait les toits voisins, comme s’il se désintéressait de ce qui se passait dans la pièce. De temps en temps, il se retournait vers Alatriste pour lui lancer un regard sans expression, tout à fait de circonstance, ou scrutait ses ongles avec une attention inhabituelle.

— Le père Juan Coroado et le père Juliân Garzo, répondit Don Vicente. Ce sont les maîtres du couvent. Sour Josefa, la supérieure, ne fait que répéter ce qu’ils lui disent. Les autres religieuses sont de son côté ou vivent dans la terreur.

Le regard du capitaine croisa celui de Don Francisco de Quevedo. Je regrette, disait silencieusement le poète. Vous seul pouvez m’aider.

— Le père Juan, l’aumônier, continuait Don Vicente, est la créature du comte d’Olivares. Son père, Amandio Coroado, a fondé à ses frais le couvent des bienheureuses adoratrices et c’est le seul banquier portugais sur qui peut compter le favori du roi. Maintenant qu’Olivares veut se débarrasser des Génois, Coroado est son meilleur atout pour soutirer de l’argent au Portugal, pour la guerre de Flandre… Son fils jouit donc d’une impunité absolue, dans le couvent comme à l’extérieur.

— Vos accusations sont graves.

— Elles sont amplement démontrées. Ce Juan Coroado n’est pas un prêtre inculte et crédule, comme il y en a tant, ni illuminé, ni simple quémandeur, ni fanatique. Il a trente ans, de l’argent, une place à la cour, et il est bel homme… C’est un pervers qui a fait du couvent son sérail personnel.

— Il y aurait un autre mot plus juste, père, dit alors le fils cadet.

Sa voix tremblait de colère et il se contenait manifestement à grand-peine, par respect pour le vieil homme. Don Vicente de la Cruz le reprit d’une voix sévère :

— Peut-être. Mais puisque ta sœur est là-bas, tu t’abstiendras de le prononcer.

Le jeune homme pâlit en inclinant la tête pendant que son frère aîné, plus silencieux et maître de lui-même, lui posait la main sur le bras.

— Et l’autre prêtre ? demanda Alatriste.

La lumière qui entrait par la fenêtre devant laquelle se trouvait Don Francisco éclairait de côté le visage du capitaine, laissant l’autre moitié dans l’ombre mais accusant ses cicatrices : celle du sourcil gauche et l’autre, plus fraîche, à la naissance des cheveux, au milieu du front, souvenir de l’escarmouche du théâtre du Prince. La troisième cicatrice visible, elle aussi récente, laissée par une dague, barrait le dos de sa main gauche depuis l’embuscade de la Porte des Ames. Et sous ses vêtements, il avait encore quatre autres anciennes blessures. La dernière, reçue à Fleurus, celle qui lui avait valu d’être licencié, continuait parfois à l’empêcher de dormir.

— Le père Julián Garzo est le confesseur, répondit Don Vicente de la Cruz. C’est lui aussi un gros poisson. Un de ses oncles est membre du Conseil de Castille… Il est intouchable, comme l’autre.

— Si je comprends bien, deux hommes dont il faut se garder.

Le poing serré sur le pommeau de son épée, Don Luis, le fils cadet, bouillait de colère :

— Vous devriez plutôt dire deux misérables canailles.

Sa voix tremblait d’un courroux qui le faisait paraître plus jeune, avec ce duvet blond qui n’avait pas encore connu le rasoir et qui obscurcissait à peine sa lèvre supérieure. Son père lui adressa un autre regard sévère pour lui imposer le silence, puis il continua son récit :

— Les murs de l’Adoration sont assez épais pour tout cacher : un aumônier qui dissimule ses appétits lascifs sous des allures hypocrites de mystique, une supérieure stupide et crédule et une congrégation de malheureuses qui croient avoir des visions célestes ou être possédées du démon – le vieil homme parlait en caressant sa barbe et il avait visiblement beaucoup de peine à conserver son calme et sa dignité. On leur dit même que l’amour et l’obéissance à l’aumônier sont essentiels pour accéder à Dieu et que certaines caresses et actes malhonnêtes, dictés par le directeur spirituel, sont le chemin de la plus haute perfection.

Diego Alatriste n’était guère surpris. Dans l’Espagne de notre très catholique monarque Philippe IV, la foi était généralement sincère. Mais ses manifestations extérieures étaient souvent l’hypocrisie chez les grands, la superstition chez le vulgaire. Une bonne partie du clergé était fanatique et ignorante, refuge des paresseux qui fuyaient le travail et le métier des armes, ou encore ambitieuse et immorale, plus soucieuse de s’enrichir que d’œuvrer à la gloire de Dieu. Alors que les pauvres payaient des impôts dont étaient exemptés les riches et les religieux, les jurisconsultes discutaient pour savoir si l’immunité ecclésiastique était ou non de droit divin. Et plusieurs abusaient de la tonsure pour satisfaire des appétits et intérêts mesquins. À côté de prêtres sans aucun doute de saints et honorables hommes, on trouvait donc tout aussi bien des coquins, des envieux et des gredins : des prêtres qui vivaient avec femme et enfants, des confesseurs qui faisaient des propositions à leurs pénitentes, des coureurs de religieuses, des couvents où se cachaient des liaisons amoureuses, des aventures et des scandales, tout cela était le pain, pas précisément bénit, de chaque jour.

— Et personne ne s’est plaint de ce qui se passe dans le couvent ?

Don Vicente de la Cruz hocha la tête, découragé.

— Si. Moi. J’ai même envoyé un mémoire détaillé au comte d’Olivares. Mais je n’ai pas eu de réponse.

— Et l’Inquisition ?

— Elle est au courant. J’ai eu une conversation avec un membre du Conseil du Tribunal suprême. Il m’a promis de s’occuper de l’affaire et je sais qu’il a envoyé deux trinitaires au couvent. Mais les pères Coroado et Garzo ont si bien fait, avec le concours de la supérieure, qu’ils les ont convaincus que tout était en ordre.

— C’est quand même curieux, fit Don Francisco de Quevedo. L’Inquisition en veut au comte d’Olivares et le prétexte serait bon pour lui porter ombrage.

Le gentilhomme valencien haussa les épaules.

— C’est ce que nous pensions. Mais ils croient sans doute que c’est viser bien haut pour une simple novice. De plus, mère Josefa, la supérieure, a une réputation de femme pieuse à la cour : elle fait dire une messe tous les jours ainsi que des prières spéciales pour que le favori et le roi aient des enfants mâles… Ce qui lui vaut respect et prestige, quand en réalité, sous son bavardage, c’est une femme simplette à qui les manières et la prestance de l’aumônier ont fait perdre le peu de cervelle qu’elle avait. Le cas n’a rien de rare : aujourd’hui, la moindre supérieure doit avoir au moins cinq stigmates et être en odeur de sainteté – méprisant, le vieil homme souriait avec amertume. Ses penchants mystiques, son désir de jouer un rôle, ses rêves de grandeur et ses relations font qu’elle se croit une nouvelle sainte Thérèse. Et puis, le père Coroado distribue les ducats à pleines mains et l’Adoration est le couvent le plus riche de Madrid. Bien des familles veulent y placer leurs filles.

J’écoutais par la fente, plutôt honteux malgré mon jeune âge. Je vous ai déjà dit qu’à l’époque un jeune garçon grandissait vite dans ce Madrid de mauvais sujets, dangereux, turbulent et fascinant tout à la fois. Dans une société où la religion et l’immoralité marchaient main dans la main, il était de notoriété publique que les confesseurs exerçaient une possession tyrannique sur les âmes et parfois les corps des femmes pieuses, avec les scandales qui en résultaient. Quant à l’influence des religieux, elle était immense. Les différents ordres s’affrontaient ou s’alliaient entre eux, les prêtres en venaient à interdire aux fidèles de se réconcilier, imposaient la rupture des liens familiaux et prêchaient même la désobéissance à l’autorité quand l’envie leur en prenait. Et il n’était pas rare non plus que les prêtres galants usent d’un langage mystico-amoureux, ou dissimulent sous des subterfuges spirituels ce qui n’était qu’appétits et passions humaines, ambition et luxure. Le personnage du prêtre qui sollicite les faveurs de ses ouailles était bien connu et fit souvent l’objet de vers satiriques au cours du siècle, comme dans La Grotte de Meliso :

On vous verra alors courir les confessions

avec belles servantes

de Dieu, que vous prendrez ainsi que des amantes,

et elles honorées

tant redoutaient d’être possédées du démon.

 

La chose n’était pas inhabituelle en cette époque de superstition et de piété excessives qui faisaient l’affaire de tant de coquins, pendant que les Espagnols se déchiraient dans des luttes intestines, mal nourris et encore moins bien gouvernés, entre le pessimisme général et le désabusement, cherchant dans la religion tantôt le réconfort face à l’abîme, tantôt effrontément les simples avantages terrestres. Situation qu’aggravait le nombre des prêtres et des religieuses sans vocation – il y avait plus de neuf mille couvents quand j’étais jeune –, car les bonnes familles désargentées qui ne pouvaient marier leurs filles avec suffisamment de faste avaient coutume de les faire entrer en religion ou les enfermaient de force dans les couvents après quelque faux pas dans le monde. Les cloîtres regorgeaient ainsi de ces femmes sans vocation dont parle Luis Hurtado de Toledo, l’auteur – ou plutôt le traducteur – du Palmerin de Inglaterra, dans ces autres vers célèbres :

Nos pères, pour donner fortune à leurs infants, nous firent dépouiller et nous mettre au couvent qui tant attente à Dieu.

Don Francisco de Quevedo était toujours devant la fenêtre, un peu à l’écart, regardant distraitement les chats qui se promenaient sur les toits comme des soldats désœuvrés. Le capitaine lui lança un long regard avant de se tourner vers Don Vicente de la Cruz.

— Je ne comprends pas, dit-il, comment votre fille a pu se retrouver dans une situation pareille.

Le vieil homme ne répondit pas tout de suite. La lumière qui accentuait les cicatrices du capitaine faisait ressortir sur son front une profonde ride verticale.

— Elvira est arrivée à Madrid avec deux autres novices quand on a fondé l’Adoration, il y a près d’un an. Elles sont venues accompagnées d’une duègne, une femme qui nous avait été chaudement recommandée et qui devait s’occuper d’elles jusqu’à ce qu’elles prononcent leurs vœux.

— Et que dit la duègne ?

Le silence se fit si dense qu’on aurait pu le couper avec un cimeterre. Don Vicente de la Cruz regarda pensivement sa main droite qu’il avait posée sur la table : maigre, noueuse, mais encore ferme. Sourcils froncés, ses fils avaient les yeux fixés par terre, comme s’ils contemplaient quelque chose au bout de leurs bottes. Don Jerónimo, l’aîné, plus bourru et moins loquace que son frère, avait ce regard fixe et dur que j’avais déjà vu chez certains hommes, un regard dont j’apprenais à me défier : alors que d’autres fanfaronnent, font sonner l’épée contre les meubles et parlent haut, ils restent seuls dans un coin du tripot, observent sans sourciller, sans perdre aucun détail, sans prononcer le moindre mot, jusqu’à ce que d’un coup ils se lèvent et, impassibles, vous descendent d’un coup de lame ou de pistolet à bout portant. Le capitaine Alatriste était du nombre. Et moi, à force de le fréquenter, je commençais à reconnaître les gens de cette trempe.

— Nous ne savons pas où est passée la duègne, dit enfin le vieil homme. Elle a disparu il y a quelques jours.

Le silence retomba. Cette fois, Don Francisco de Quevedo cessa de contempler les toits et les chats. Son regard, mélancolique à l’extrême, croisa celui de Diego Alatriste.

— Disparu, répéta le capitaine d’un air pensif.

Les fils de Don Vicente de la Cruz contemplaient toujours le sol sans dire un mot. Finalement, leur père hocha brusquement la tête. Il regardait toujours sa main, immobile sur la table, à côté du chapeau, du pichet de vin et du pistolet du capitaine.

— Exactement, dit-il.

Don Francisco de Quevedo s’écarta de la fenêtre et, après avoir fait quelques pas dans la pièce, s’arrêta devant Alatriste.

— On raconte, murmura-t-il, qu’elle faisait l’entremetteuse pour le père Juan Coroado.

— Et elle a disparu.

Dans le silence qui suivit, le capitaine et Don Francisco se regardèrent quelques instants dans les yeux.

— C’est ce qu’on dit, confirma enfin le poète.

— Je comprends.

Moi aussi je comprenais dans ma cachette, même s’il m’était difficile de saisir quel rôle pouvait bien jouer Don Francisco dans une si ténébreuse affaire. Quant au reste, la bourse – selon ce que nous avait raconté Martin Saldana – qu’on avait trouvée avec la femme étranglée dans la chaise à porteurs ne suffirait peut-être pas à assurer le salut de son âme. Je collai contre la fente de mon placard un œil grand ouvert par la stupeur, regardant avec un nouveau respect Don Vicente de la Cruz et ses fils. Le père ne me paraissait déjà plus si vieux et ses fils si jeunes. Finalement, pensai-je en frissonnant, il s’agissait de leur sœur et de sa fille. Moi aussi j’avais des sœurs là-bas, à Onate, et je ne sais trop jusqu’où j’aurais été capable d’aller pour elles.

— Maintenant, reprenait le père, la supérieure dit qu’Elvira a complètement renoncé au monde. Il y a huit mois que nous ne pouvons la visiter.

— Pourquoi ne s’est-elle pas échappée ?

Le vieil homme fit un geste d’impuissance :

— Elle ne sait presque plus ce qu’elle fait. Les religieuses et les novices se surveillent et se dénoncent les unes les autres… Imaginez la situation : visions et exorcismes, prétendues confessions qui se déroulent à porte fermée sous prétexte de faire sortir le démon, jalousies, envies, rancœurs de couvent – son expression sereine se transforma en un masque de douleur. Presque toutes les sœurs sont très jeunes, comme Elvira. Celle qui ne se croit pas possédée par le démon s’invente des visions célestes, pour attirer l’attention. La supérieure, stupide et sans volonté, est la chose de l’aumônier qu’elle prend pour un saint. Et le père Juan et son acolyte vont de cellule en cellule pour réconforter les pauvres religieuses.

— Avez-vous parlé à l’aumônier ?

— Une fois. Et sur la vie du roi, si je n’avais été dans le parloir du couvent, je l’aurais tué sur-le-champ.

Don Vicente de la Cruz leva la main qu’il avait posée sur la table, indigné, comme s’il regrettait de ne pas la voir rouge de sang. Malgré mes cheveux blancs, il m’a ri au nez avec une insolence inouïe. Parce que notre famille…

Il s’interrompit et regarda douloureusement ses fils. Le plus jeune avait le visage défait, blême. Son frère détournait le regard, l’air sombre.

— C’est qu’en réalité, continua le vieil homme, la pureté de notre sang n’est pas absolue… Mon bisaïeul était un juif converti et mon grand-père a eu maille à partir avec l’Inquisition. Ce n’est qu’avec de l’argent que nous avons pu tout régler. Cette canaille de père Coroado a su en tirer parti. Il menace de dénoncer ma fille comme judaïsante… Et nous aussi.

— Ce qui est faux, dit le fils cadet. Si nous avons le malheur de ne pas être vieux chrétiens, notre famille est au-dessus de tout soupçon. La preuve en est que Don Pedro Téllez, duc d’Osuna, a honoré mon père de sa confiance quand il était à son service en Sicile…

Il se tut brusquement et, livide un instant plus tôt, rougit jusqu’au blanc des yeux. Je vis le capitaine Alatriste échanger un regard avec Don Francisco. Le lien était clair à présent. Pendant son mandat de vice-roi de Sicile puis de Naples, le duc d’Osuna avait été l’ami de Quevedo, l’entraînant avec lui dans sa chute. L’obligation qui liait le poète à Don Vicente de la Cruz passait donc par là et la disgrâce de ce dernier à la cour était de la même eau. Don Francisco savait lui aussi ce que c’est que de se voir abandonné par ceux qui naguère sollicitaient faveurs et influence.

— Quel est le plan ? demanda le capitaine.

Je perçus dans sa voix un ton que je connaissais bien : résignation de l’ancien soldat prêt à affronter simplement un mauvais moment qui fait partie de son métier, absence d’illusions sur le succès ou l’échec de l’entreprise, décision lasse, silencieuse, dépourvue de tout intérêt, si ce n’est pour les détails pratiques. Bien des fois par la suite, au cours des années que nous allions passer ensemble d’aventures en aventures et dans les guerres du roi, je reconnus ce même ton de voix, ce même regard inexpressif, vide, qui de façon si singulière durcissait les yeux clairs du capitaine quand, en campagne, après la longue immobilité de l’attente, les tambours résonnaient et les tercios se mettaient en marche vers l’ennemi de ce pas admirable, lent et majestueux, sous les vieux drapeaux qui nous menaient à la gloire ou au désastre. Ce même regard et ce ton d’infinie lassitude furent aussi les miens bien des années plus tard : le jour où parmi les restes d’un carré espagnol, la dague entre les dents, le pistolet dans une main et l’épée dans l’autre, je vis s’approcher la cavalerie française lors de la dernière charge, pendant que se couchait en Flandre, rouge de sang, le soleil qui durant deux siècles avait inspiré la peur et le respect au monde.

Mais ce matin de 1623, à Madrid, Rocroi n’existait encore que dans le livre secret du Destin, et il allait encore falloir attendre deux décennies cette date funeste. Notre roi était jeune et gaillard. Madrid était la capitale de deux mondes et moi-même j’étais un jeune garçon imberbe et impatient, aux aguets derrière la fente de mon placard, attendant la réponse à la question du capitaine : le plan que Don Vicente de la Cruz et ses fils étaient venus lui proposer par l’entremise de Don Francisco de Quevedo. Le vieil homme allait parler quand un chat se glissa par la fenêtre et vint se promener entre mes jambes. J’essayai de le chasser sans faire de bruit. Par malchance, je fis alors un mouvement trop brusque. Un balai et un ramasse-poussière de fer-blanc tombèrent avec un grand fracas. Et quand je levai les yeux, épouvanté, la porte s’ouvrait déjà à la volée. L’instant d’après, le fils aîné de Don Vicente de la Cruz se trouvait devant moi, une dague à la main.

— Je vous croyais très pointilleux sur la pureté du sang, Don Francisco, dit le capitaine Alatriste. Je n’aurais jamais imaginé que vous vous mettriez la corde au cou pour une famille de juifs convertis.

Il souriait amicalement en se cachant derrière sa moustache. Assis à la table, l’air grognon, Don Francisco s’envoyait le pichet de vin que jusque-là personne n’avait touché. Don Vicente de la Cruz et ses fils s’en étaient allés après s’être entendus avec le capitaine. Nous étions seuls tous les trois dans la pièce.

— Bien fol qui ne varie, murmura le poète.

— Vous avez raison. Mais si votre cher Luis de Góngora l’apprend, vous n’aurez plus qu’à vous mettre dans un trou de souris. Le sonnet risque de n’être pas piqué des vers.

— Je le sais bien, pardieu.

C’était vrai. À une époque où la haine des juifs et des hérétiques était le complément indispensable de la foi, Lope de Vega et le bon Miguel de Cervantès s’étaient félicités, à peine quelques années plus tôt, de l’expulsion des morisques –, Don Francisco de Quevedo, très fier de ses origines de vieux chrétien de Santander, ne se caractérisait pas précisément par sa tolérance à l’égard des gens de sang douteux. Bien au contraire, il faisait usage de cette flèche contre ses adversaires et plus particulièrement contre Don Luis de Góngora à qui il prêtait du sang judaïque :

La langue grecque, pourquoi la haïr, quand tu es de l’hébraïque rabbin, ce que ton nez ne saurait démentir ?

Gentillesses que le grand satiriste aimait à faire alterner avec des accusations de sodomie gongoresque, comme dans ce fameux sonnet qui se termine ainsi :

Pire est ta tête que mes pieds. Je boite des deux, je l’avoue, mais toi, giton, des trois, avoue.

Et voici donc que Don Francisco Gómez de Quevedo y Villegas, chevalier de Saint-Jacques, de famille irréprochable, seigneur de la Torre de Juan Abad, fléau des judaïsants, des hérétiques, des sodomites et des gongoristes de tous poils, préparait rien moins que le viol de l’enceinte sacrée d’un couvent pour sauver, au risque de sa vie et de son honneur, une famille de juifs convertis valenciens. Malgré mon jeune âge, je comprenais fort bien la terrible gravité de l’affaire.

— Je le sais bien, pardieu, répéta le poète.

N’importe quel quidam, je suppose, aurait juré en grec et même en hébreu – langues que dominait Don Francisco – plutôt que de se trouver dans sa peau. Et le capitaine Alatriste qui n’était pas dans la peau de Quevedo, mais qui avait déjà assez de mal à rester dans la sienne, en était fort conscient. Les pouces enfoncés sous son ceinturon, le capitaine était toujours appuyé contre le mur d’où il n’avait pas bougé pendant toute la conversation avec nos visiteurs. Il n’avait même pas changé de posture quand Jerónimo de la Cruz était revenu dans la pièce, sa dague à la main, me tenant fermement par la peau du cou. Il s’était contenté de lui ordonner de me relâcher d’un ton si péremptoire que l’autre, après un instant d’hésitation, lui obéit presque aussitôt. Quant à moi, après ce mauvais traitement et la peur que j’avais eue, j’étais accroupi dans mon coin, encore rouge de honte, essayant de faire oublier ma présence. Il n’avait pas été très facile de convaincre les étrangers que, même désobéissant, j’étais un garçon avisé et digne de confiance. Il fallut que Don Francisco lui-même se porte garant de moi. Mais, au bout du compte, j’avais tout entendu. Don Vicente et ses fils ne pouvaient faire autrement que de se fier à moi. De toute façon, comme le dit très lentement le capitaine en les regardant tous avec ses yeux froids et dangereux, ils n’avaient pas le choix. Il y avait eu ensuite un long silence, après quoi plus personne n’avait parlé de moi.

— Ce sont des gens honorables, dit enfin Quevedo. Et de bons catholiques à qui on ne peut rien reprocher – il s’arrêta, cherchant d’autres justifications qu’il semblait croire nécessaires. Et puis, quand nous étions en Italie, Don Vicente m’a rendu de fiers services. J’aurais été un coquin de ne pas lui tendre la main.

Le capitaine Alatriste fit signe qu’il comprenait, sans que sa moustache de militaire dissimule complètement son sourire narquois.

— Je vous entends, dit-il. Mais j’insiste sur Góngora. En fin de compte, c’est vous qui ne cessez de parler de son nez sémite et de son aversion pour le porc… Comme dans ces vers que vous avez composés :

Chrétien tu n’es pas vieux : blancs ne sont tes cheveux ; fils de rien, oui, sans doute, mais fils de quelqu’un, j’en doute.

Don Francisco se lissa la moustache et la barbe, content que le capitaine se souvienne de ses vers, mais fâché qu’il les récite sur ce ton moqueur :

— Palsambleu, quelle bonne mémoire vous avez, et combien inopportune.

Alatriste se mit à rire sans plus chercher à se retenir, ce qui n’eut pas l’effet de rendre le poète d’humeur moins chagrine.

— J’imagine déjà les vers de votre adversaire, insistait le capitaine en levant deux doigts, comme s’il écrivait en l’air tout en improvisant :

Don Francisco, tu m’accuses d’être marrane alors que d’hébraïsme tu donnes la manne…

— … Assez, capitaine, assez !

Le feu montait au visage de Don Francisco. La conversation tournait au vinaigre et, avec tout autre que Diego Alatriste, le poète aurait depuis longtemps dégainé son épée.

— Vos vers sont mauvais et manquent d’esprit, se contenta-t-il de répondre, renfrogné. Ils pourraient être de la main de ce sodomite cordouan et de cet autre ami que vous avez, le comte de Guadalmedina dont je ne discute pas les qualités de gentilhomme mais qui, comme poète, est la honte du Parnasse… Quant à Góngora, ce n’est pas ce triste sire plein de pompe et d’enflure, ce faiseur d’histoires, ce flagorneur de curés, ce fouilleur de ténèbres, lui qui fait ombre au soleil et empoisonne l’air qu’on respire, ce n’est pas lui, disais-je, qui m’inquiète à présent… Je crains en effet, comme vous le dites, de vous avoir mis dans un mauvais pas – il s’empara du pichet de vin et en prit une autre lampée en me lançant un regard. Et le petit aussi.

Le petit, c’est-à-dire votre serviteur, était toujours dans son coin. Le chat était passé trois fois devant moi et j’avais essayé de lui donner des coups de pied sans trop de succès. Je vis qu’Alatriste me regardait lui aussi et qu’il ne souriait plus. Finalement, il haussa les épaules.

— Le petit s’est mêlé tout seul de ce qui ne le regardait pas, déclara-t-il d’une voix tranquille. Quant à moi, ne vous inquiétez pas – il montra la bourse pleine d’écus d’or posée au centre de la table. Ils ont payé et l’argent chasse les mauvais rêves.

— Peut-être.

Le poète ne paraissait pas convaincu, et une moue ironique apparut de nouveau sous la moustache d’Alatriste.

— Par tous les diables, Don Francisco, il est un peu tard pour vous lamenter, après que vous m’avez mis jusqu’au cou dans cette histoire.

Tête basse, le poète but une autre gorgée de vin, puis une autre. Son regard commençait à se troubler.

— C’est que mettre un couvent cul par-dessus tête, ce n’est pas une mince affaire.

Le capitaine s’était avancé vers la table et désamorçait son pistolet.

— Et prendre Constantinople non plus, pardieu. On dit qu’un grand-oncle de ma mère, un homme fort connu à l’époque de l’empereur Charles Quint, le fit une fois à Séville. Je ne parle pas de Constantinople mais de couvent, bien sûr.

Don Francisco releva la tête, curieux.

— Celui qui a inspiré Don Juan, le séducteur de Séville, la comédie de Tirso de Molina ?

— C’est ce qu’on dit.

— J’ignorais que vous fussiez parents.

— Vous voyez, l’Espagne est un mouchoir de poche.

Les besicles de Don Francisco pendaient au bout de leur cordon. Il les prit entre ses doigts, sans les chausser, pensif. Puis il les laissa retomber sur la croix brodée sur sa poitrine et tendit la main vers le pichet de vin pour boire une dernière gorgée, fort longue, en regardant le capitaine d’un air lugubre.

— Eh bien, le troisième acte n’a guère été clément pour votre oncle, pardieu.